Hervé  Guibert
			            
			            
			            L’image  de soi, ou l'injonction de son beau moment ?
			            
			            
			            Je  ne repère pas immédiatement dans l'histoire de la  photographie un tel cas d'assiduité. Et d'abord de quel type  serait-elle: amoureuse ? clinique ? compatissante ? envieuse ? Le  dictionnaire nous apprend que l'assiduité s'applique du  médecin à un malade, du prétendant à une  femme, de l'élève ou de l'employé à son  travail. L'assidu est régulièrement assis auprès  de qui il doit être, là où il doit être, à  son bureau, au chevet de l'alité pour lui délivrer ses  soins, sur le banc ou le canapé ou la cour pourra se faire.  Celui qui est tout le contraire d'un assidu est un être  inexact, irrégulier, négligent, relâché.
			            
			            
		              Or  dans cette histoire de la photographie l'assiduité se mise  plutôt sur une catégorie sociale (les travailleurs de  Lewis Hine) ou érotique (les prostituées de Bellocq),  elle vise un projet (le recensement d'une humanité par Sander)  ou son propre dispositif (la boite angulaire d'Irving Penn). Elle  s'arrête rarement sur un sujet: il est plus global  qu'individuel. L'assiduité, le photographe l'a davantage pour  sa vision (Cartier-Bresson), pour son système (Diane Arbus).  Dans son rapport au sujet, il a besoin de relâchements,  d'interruptions, de suspensions, d'abandons. En fait l'assiduité  au sujet doit être intolérable, obnubilante, l'envers  même de l'essence que le photographe a assignée à  sa fonction: en perpétuel déplacement, papillon,  insecte engrangeant laborieusement les surprises, donc fasciné  par toutes les inconnues qui voudront bien se prendre dans ses  filets. En cela l'obstination d'Hans Georg Berger pour un seul  individu proche et connu de lui me semble davantage romanesque que  photographique.
		              
		              
		              Les photos d'Hans Georg Berger sont-elles des  portraits ? Individuellement, exceptionnellement. Il y a portrait  quand il y a visage et là le visage est plutôt noyé  dans la situation, il est confronté à d'autres visages,  à des paysages, mobilisé dans des actions et des  affections. L'ensemble des photos constituerait peut-être un  portrait, mais il serait bien différent de ces albums de fin  de carrière consacrés à la gloire d'une actrice.  La succession des effigies reportées les unes sur les autres,  comme par des calques, et se refondant à chaque prise dans  chacun de leurs traits, laissant à peine au temps le soin de  les distendre ou de les rétrécir, ne donnerait pas ici  le portrait robot de la personne en question, mais une cacophonie  mouvementée, contradictoire, invraisemblable.
		              
		              
		              Walt  Whitman, en piochant à la fin de sa vie dans ses carnets  intimes relies au gros fil, se penche avec certain bonheur sur ce  qu'il appelle «l'injonction de mon beau moment». De toute  sa carrière d'homme et de poète, il n'a fait que ça  : aller au devant de son beau moment, le guetter, au besoin le  fabriquer. Et toute la prétention de son écriture, de  ses innombrables «Feuilles d'herbe», n'a été  que de témoigner de ce beau moment. Ce beau moment, n'est-ce  pas aussi la recherche mémorable de toute oeuvre  photographique ?
		              
		              
		              Hans  Georg Berger —c'est pour cela que j'ai un plaisir si intense à  regarder ses photographies, comme au-délà de moi-même,  et cette envie aujourd'hui de le faire partager— me fait voir mon  beau moment, tel souvent que je ne l'avais même pas pressenti  tant il était courant dans le cadre d'une journée: il  le façonne et me le rend, et mon visage et mon corps ne sont  presque plus moi-même, ils ne sont que les exécutants de  ce beau moment en passe de s'évaporer si celui qui l'assistait  n'avait fait le premier geste pour le transmettre. Hans Georg Berger  arrête le temps et va chercher son appareil: il n'y a plus,  dans la lancée d'un sentiment ou d'un geste, qu'à le  paralyser, jusqu'à ce qu'il se défasse lui-même  dans un rire, ou qu'il se fonde dans la chrysalide d'un futur bel  instant.
		              
		              
		              Ne  seraient-ce pas des autoportraits? Est-ce que les photos de Cindy  Sherman sont des autoportraits? Leur réalité  d’autoportraits –ce sont malgré tout des photos  d’elle-même prises par elle-même ou par un assistant-  est secondaire, repoussée loin de l’objectif qu’elle leur  fixe : être acteurs des modes et des modèles  cinématographiques et photographiques. Hans Georg Berger ne  fait de moi que l’acteur d’une biographie qu’il semble inventer  en même temps qu’elle se fait mienne : rôle qui se  jouerait  de lui-même, dans une monotonie invisible, si l’être  n’était pas déplacé de son cadre d’origine,  perturbé par les changements ambiants. Charcot, organisant à  la Salpetrière des démonstrations d’hystérie,  faisait auparavant  inhaler à ses modèles du nitrite  d’amyle, en coulisse, pour que le show sur la scène de  l’amphithéâtre soit plus spectaculaire.
		              
		              
		              Par  quel charme ou maléfice ai-je été amené à  toutes ces postures, et par quel effet d’amnésie ou de  distanciation suis-je à même aujourd’hui de les  reconnaître et de les endosser ? Je suis vis-à-vis  des photos d’Hans Georg Berger comme vis-à-vis de ma propre  écriture : à la fois au plus près  d’elle-même, et déjà si lointain. Et si je puis  faire un vœu en les dévoilant, ce n’est pas l’espoir buté  d’une adoration anonyme ou la résistance glorieuse au  ricanement, c’est que ces moments beaux ou tout comme pourront être  des modèles d’une liberté et d’un certain goût  de la vie.
		              
		              
		              Extraits  de: 
		              
		              
		              Hans  Georg Berger/Hervé Guibert. Dialogue d’Images. William Blake  & Co Editeur. Bordeaux, 1992
		              
		              
		              ©  William Blake & Co Editeur

